La Puissance magique de Charles Matton par Cécile Guilbert
Artricle
"La Croix" - 20/12/2017 - Cécile Guilbert
La Puissance magique de Charles Matton
Cela fait un moment que nous entendons dire que « l’ancien monde » se meurt. Et pas seulement au plan politique. De nouveaux usages entraînant de nouveaux comportements liés à l’avènement planétaire – car démultiplié par le numérique – de ce qu’il faut bien appeler une nouvelle société universelle bouleversent notre relation à autrui, au langage, aux émotions, à la mémoire, aux traditions. En résulte l’impression, souvent violente, d’un arrachement ou à tout le moins d’une mutation anthropologique qui ravage notre ancien rapport au monde et fait même apparaître sous l’espèce de la vieille lune la fine fleur de la modernité vingtièmiste. Pour le meilleur et pour le pire ? Chacun répondra en conscience.
Pour l’heure, j’ai envie de faire un rêve en prenant au mot le « chamboule tout » actuel. Et si l’ancien cadre dans lequel s’est imposé depuis plus de quarante ans un certain « art contemporain » laissait prendre toute sa place aux artistes qui lui furent justement contemporains mais avaient autre chose à faire qu’à rivaliser avec sa vacuité, son kitsch, ses gros sabots et ses gros sous ? Et si l’occasion était enfin venue, à l’heure de tous les bilans (planète, rapports hommes-femmes, école, etc.), de réexaminer les catégories esthétiques et sensibles de ce que l’humanité a longtemps tenu pour l’honneur et la gloire de l’art, soit tout ce qui inclut la puissance de l’enchantement combinée à l’amour du métier ?
J’y songeais en visitant la magnifique exposition que consacre le Musée de la miniature et du cinéma de Lyon aux « Espaces intérieurs » de Charles Matton (1931-2008), grand artiste disparu trop tôt qui nous manque, comme tous ceux qui possèdent la grâce d’ensorceler le monde par la beauté et le mystère. Peintre, dessinateur, sculpteur, photographe et cinéaste, il atteignit l’excellence dans chacun de ses médiums et les réunit à partir des années 1980, d’abord à des fins d’études, dans des boîtes en trois dimensions qui sont aux arts plastiques ce que l’opéra est aux beaux-arts : des œuvres totales.
Qu’il s’agisse de « reconstitution de lieux » comme L’Atelier de Francis Bacon et Le Cabinet de Sigmund Freud, d’espaces purement fantasmatiques comme Le Hall d’hôtel ou La Chambre d’une femme désordre, la fascination exercée par l’art de Matton tient bien sûr à la beauté comme à la perfection d’exécution des éléments proliférant sous formes d’œuvres et d’objets miniaturisés qui obligent le regard à creuser sa propre voie d’accès à l’intimité des choses. Mais surtout aux multiples sortilèges visuels déployés à l’intérieur de ce que Jean Baudrillard appelait des « Évidences-Fictions », ces boîtes dont il adorait « l’illusion précise, l’illusion sérieuse, l’illusion totale », qui nous rappelle la royauté de l’enfant joueur chère à Héraclite. Avec leurs jeux de perspectives, trompe-l’œil, faux miroirs et miroirs sans tain, leurres convaincants et feints simulacres, ces petits théâtres d’artifices visuels fonctionnent comme des pièges aux apparences, des trappes à réalité condensée pour nous la faire mieux voir. Si l’artiste veut qu’on entre dans ses boîtes « comme dans une exposition », il sait aussi, en bon métaphysicien, que ces espaces vides de toute présence humaine convoquent un temps véritablement proustien, car suspendu et retrouvé, dont sa Bibliothèque hommage à Proust redouble l’enjeu d’éternité.
Dans le beau catalogue dirigé par son épouse Sylvie Matton – co-commissaire de l’exposition avec Dan Ohlmann, miniaturiste lui-même et heureux directeur du musée – on trouve cette note merveilleuse de Charles Matton à propos de La Cascade, qui dit bien à quel artisanat inventif et méticuleux son art s’abreuvait : « J’ai travaillé, travaillé, avec du plâtre imbibé de café, d’encres, de sable des Seychelles, des plumeaux de grande surface en nylon (pour faire l’herbe, mise en plis au souffle chaud d’un séchoir à cheveux). J’ai modelé des rochers, les racines d’arbres en plastolite peinte, j’ai inclus des cailloux ramassés sur les plages de la Côte d’Opale, du gravier du petit square Saint-Germain, de vraies racines de basilic. Dans ce genre de travail il faut tâtonner en permanence, rien n’est gagné d’avance, il faut surtout ne pas se décourager, n’est-ce pas ? »
Ces mots me donnent envie de poursuivre mon rêve et d’interpeller le « nouveau monde » : à quand la grande rétrospective parisienne tant espérée et tant méritée des dessins, tableaux, sculptures, boîtes et films de cet artiste unique disparu il y a presque dix ans ?
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